En ce frileux 9 novembre 1799, rue Vaugirard, de petits groupes de curieux se forment qui commentent l’actualité. Actualité, un bien grand mot ! Des rumeurs plutôt. On dit qu’à Saint-Cloud, le général Bonaparte vient de renverser les assemblées.
Bonaparte ? Oui ! Vous savez ce jeune général qui vient de rentrer d’Egypte ! Certains secouent la tête, incrédules, d’autres en revanche manifestent bruyamment leur enthousiasme. Vivement un homme à sabre pour relever la France qui va à vau l’eau ! Il est un citoyen, en revanche, d’un calme absolu, c’est Paul Barras, le chef du pays. Il prend tranquillement un bain dans son palais du Luxembourg. Certes, il reçoit des informations, lui aussi, mais n’y croit pas. Bonaparte ? Allons ! Avec son accent corse, ses cheveux en tignasse et son teint jaune, il n’a pas l’étoffe d’un rebelle ! Et puis Barras lui a fait don d’une de ses plus belles maîtresses, Joséphine de Beauharnais. Allons ! Jamais le petit Napoléon et Joséphine ne me trahiraient ! Qu’on rajoute des sels dans mon bain et attendons en confiance la suite des événements. La suite, elle arriva sous la forme d’un carrosse, dans la cour du Palais. Un homme, mince et pâle, en sortit en boitillant, le sourire aux lèvres : il avait toujours aimé le Luxembourg. Pas étonnant, il était né juste à côté, rue Garancière. Quand on annonça à Barras, la visite de Talleyrand, il jaillit de son bain, enfila un peignoir… juste à temps pour entendre le Diable Boiteux – le surnom de Talleyrand – lui expliquer que la France venait de changer de patron et qu’il était temps pour lui de prendre une retraite anticipée. Barras n’en revenait pas, mais Talleyrand avait à la ceinture deux pistolets… il signa sans comprendre sa démission et se retrouva, à peine habillé, dans le carrosse qui avait amené son visiteur. Direction l’exil. Talleyrand, lui, prit le temps de se choisir une chaise et une table pour écrire la bonne nouvelle à Bonaparte. Le cas Barras était réglé. Avec un bonus… Talleyrand n’avait pas eu besoin de lui offrir l’argent prévu pour le convaincre. Une modeste somme : un million de franc. Le Diable Boiteux la garderait pour lui. Quelques jours plus tard, Talleyrand était ministre des Affaires étrangères, quatre ans plus tard Bonaparte devenait Napoléon Ier.
Jacques Ravenne