Si quelqu’un est autorisé à parler du VIe, c’est bien moi. Il y a 78 ans que j’habite le VIe. J’y suis arrivé à 10 ans. Je ne l’ai jamais quitté. C’était avant la guerre (la deuxième). Si j’étais célèbre, il y aurait après mon décès une plaque commémorative sur presque toutes les façades des maisons de l’arrondissement : « Philippe Tesson a passé son enfance dans cet immeuble… A écrit ici son premier roman : Les Fleurs du Bien… A dormi une nuit dans cet hôtel à son retour de l’île Machin… A déjeuné dans ce restaurant avec Marilyn Monroe… A rencontré sous ces murs, après l’attribution de son prix Nobel, le pape Urbain XXIV… Est mort dans cette maison… » Hélas, je suis resté anonyme.
Ma seule gloire est d’être resté. Resté vivant. Et resté fidèle au VIe. Parce que le VIe est resté fidèle à lui-même. C’est en effet un des seuls endroits de Paris qui ait eu cette vertu, qui ait résisté au massacre universel. Oh certes, La Hune est devenue un bazar de luxe, certes le gros cheval, qui, dans les années cinquante transportait le charbon depuis le bougnat de la rue du Dragon est mort, certes la rue des Saints-Pères est désormais un autodrome. Mais à quelques exceptions près, le VIe a gardé intacts son paysage, sa culture et son peuple. Son peuple ? On dit aujourd’hui sa sociologie, mais c’est un vilain mot.
Le paysage de la campagne, c’est un cadeau de la nature. Le paysage d’une ville, c’est un cadeau des hommes et de leur histoire, c’est en effet son architecture. A cet égard, le VIe est un miracle de beauté et de variété. La majesté (l’Institut, le Sénat, Saint-Sulpice), l’élégance (Jacob, Guynemer…), le charme (Saint-Germain-des-Prés, Séguier, Cherche-Midi…) y voisinent avec une liberté et une grâce infinies, adoucies par la fraîcheur du Luxembourg. Le flâneur de la Rive Gauche, pour paraphraser Apollinaire, y trouve un bonheur incomparable, que le cours des temps a épargné.
La culture d’une ville, c’est son âme, son esprit, quelque chose d’ineffable, l’air qu’on y respire. On est gâté, chez nous. Est-ce parce que l’Université y est née, et les Beaux-Arts avec elle, et y sont restés, et y ont entraîné les activités du savoir et de la création ? Il y a comme une contagion de l’intelligence et du goût dans le VIe.
Le peuple enfin. Il est multiple ici, composite dans ses conditions, et vit depuis toujours dans une étonnante cohabitation : intellectuels et bohèmes au Quartier Latin, bourgeois à Saint-Germain, gens plus modestes vers la Monnaie, cléricaux autour de la rue de Sèvres, tolérants partout, partout ouverts au visiteur étranger et pourtant, citoyens patriotes de leur village parisien.
Le VIe, c’est un rêve. Alors voilà pourquoi j’y reste. Et j’y mourrai.
Philippe Tesson