Photo © 2014, photographed by Juan Trujillo – Metropolitan Museum of Art
Charles Maurice de Talleyrand-Périgord (1754-1838) huile sur toile, baron François Gérard, 1808
Le diable boiteux, comme on le surnommait à cause de sa claudication, fut toujours un grand séducteur qui débuta sa carrière amoureuse à l’ombre de Saint-Sulpice.
En 1772, le futur ministre de Napoléon porte l’habit noir des séminaristes. L’habit seulement, car au fond de son cœur vibre un appétit de vivre et d’amour qui s’accommode mal du statut d’ecclésiastique. Et s’il passe ses soirées à dévorer des livres en quête de sensations fortes, mais virtuelles, ses matinées, il les use sur les bancs de l’église Saint-Sulpice à tenter de refréner les ardeurs de son ambition. Lui, qui est l’héritier d’un des plus grands de nom de France, obligé de porter soutane, à cause d’une jambe folle, alors que ses frères se préparent à la carrière des armes ou de la diplomatie, quelle humiliation, quelle injustice !
C’est alors qu’un matin d’hiver où il ruminait ses idées noires, il aperçut, dans une des chapelles latérales, le frais minois et le blanc corset d’une jeune fille à genoux sur un prie-Dieu. Quand la jeune inconnue sortit de l’église, elle eut deux surprises : d’abord il pleuvait à verse, ensuite un jeune séminariste boitillant lui tendait un parapluie. Le temps de la raccompagner rue Férou, Charles Maurice de Talleyrand savait déjà qu’elle s’appelait Dorothée Lusy et qu’elle était actrice débutante au Théâtre-français. Arrivé devant le n° 6, il comprit aussi qu’elle avait un protecteur – un certain Landry – mais qu’elle était bien souvent seule en fin d’après-midi. Elle ajouta que la présence du séminariste la rassurait, car elle était très superstitieuse et craignait par-dessus tout le Malin. Charles Maurice l’assura de son total soutien spirituel.
A la fin de la semaine, Talleyrand était un familier de la maison qui préparait le thé avec grâce avant de le déguster, entre autres plaisirs, dans le lit de la jeune comédienne. Cette liaison dura deux ans, le temps de découvrir que mademoiselle Lusy s’appelait en fait Dorinville et que sa contribution au grand art du théâtre se limitait à des brefs rôles de soubrette. Mais peu importe, durant ces années, Dorothée rendit supportable l’épreuve du séminaire et Charles Maurice échappa au désespoir.
Vingt-sept ans plus tard, l’église Saint-Sulpice, devenu temple de la République, accueillit un banquet en l’honneur de Bonaparte revenu d’Égypte. Ce jour là, le futur vainqueur d’Austerlitz, décida de s’emparer du pouvoir et trouva en Talleyrand un complice à sa hauteur. Quand Charles Maurice sortit sur la place Saint-Sulpice, prêt à se révéler un des grands noms de l’Histoire, il jeta sans doute un œil vers la rue Férou et repensa à Dorothée, cette actrice qui avait si peur du diable qu’elle lui avait appris à devenir un homme.
Jacques Ravenne