Photo © David Ignaszewski
Par Annie Lemoine, journaliste et écrivain
Depuis que je vis à Saint-Germain-des-Prés, vingt ans déjà, j’ai la curieuse sensation d’avoir passé mon temps à renseigner les Américains. Oui, oui, c’est bien là. Oui, oui, l’église, c’est celle-là. Ah non, plus de jazz rue Saint-Benoît, ça, c’est fini.
Je me sens privilégiée. De fait, je le suis : vivre ici, dans le quartier le plus célèbre d’une ville qui fait rêver le monde entier, quelle chance ! Il m’intimidait lorsque petite provinciale, je suis arrivée à Paris pour devenir journaliste. Je passais devant le Flore ou les Deux Magots en pressant le pas, convaincue que des fantômes allaient sortir de ces lieux mythiques.
Aujourd’hui, j’ai nettement moins le trac, j’ai apprivoisé le secteur. Je ne m’habitue pourtant pas à sa beauté mais s’habitue-t-on jamais à la beauté ? Celle presque austère de la rue des Beaux-Arts, celle des petites cours cachées, des bars d’hôtels, celle éclatante de tant et tant d’immeubles ? Encore hier, dans cette rue de l’Odéon qui monte en trace directe du café Le Hibou vers la jolie place du théâtre, émerveillement total devant ces façades si sobres, si justes.
Bien sûr, comme chacun, j’ai mes itinéraires préférés et… ma saison préférée. Oui, forcément, j’aime Paris au mois de mai et même dès le mois d’avril.
De l’église, descendre vers la Seine jusqu’au pont des Arts. S’arrêter quelques instants devant un tableau dans la vitrine d’une galerie. S’il vous plaît, l’emporter un peu… De la place Saint-Sulplice, monter vers le jardin du Luxembourg par la petite rue Férou, un immense glacier, Pierre Géronimi, vient de
s’y installer. Les notes fraîches et délicates d’un sorbet aux agrumes encore au palais, glisser le long des vers de Rimbaud peints sur le mur. Là, choisir un mot, un seul, jamais le même. Aubes ? Géants ? Ardents ? L’emmener se promener jusqu’au bord du bassin où, éternels et invincibles, se répètent les gestes des enfants.
Vivre ici, c’est s’inscrire dans une chaîne immense, sans fin, douce et tumultueuse. C’est mettre ses pas dans ceux d’un inconnu, un génie, un amoureux ou pourquoi pas un père. Quelqu’un qui a couru, pleuré, trébuché, sauté de joie, s’est arrêté pour reprendre son souffle, a dit sans réfléchir : « Je t’aime », ne l’a jamais oublié, encore moins regretté. C’est se mêler à une foule invisible pour sillonner des rues gorgées d’émotions dont il reste l’empreinte. « Le Monde a soif d’amour : tu viendras l’apaiser… » Rimbaud vit encore. Il paraît qu’il chante aussi « Un soleil dans le cœur, un sanglot dans la voix ». S’il est certain que l’amour est beau partout, un je-ne-sais-quoi, ici, le magnifie. Saint Germain le magicien ?