Sous ses multiples casquettes, avec son large front de poète, ses costumes au négligé recherché et ses grands yeux clairs, qui mieux que l’auteur de L’Écume des jours incarne la jeunesse dans le Saint-Germain de l’après-guerre ?
Boris Vian et ses frères étaient connus pour avoir le sens de la fête, le goût du jazz et la fantaisie du zazou : ces jeunes gens un brin dandy qui rêvaient de liberté et d’Amérique. Dans la maison de famille de Ville d’Avray, la fratrie organisait des surprises-parties renommées pendant la guerre : ils ne tardèrent pas à exporter ce savoir-faire dans les caves du Quartier Latin. Les oiseaux de nuits pouvaient ainsi entendre, Boris, le passionné de jazz jouer de la « trompinette » avec son orchestre au Tabou. Ce club souterrain culte, « centre de folie organisé » dont l’âge d’or dura une année (1947) se trouvait au 33 rue Dauphine, à l’angle de la rue Christine. Tandis que Juliette Gréco et Anne-Marie Cazalis animaient la soirée, on distinguait dans l’ambiance enfumée et enfiévrée, les silhouettes des habitués ; Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir, Yves Montand, Simone Signoret, Miles Davis, Raymond Queneau… Imaginons les existentialistes faire quelques pas de be-bop. A sa fermeture, le jeune écrivain continua à favoriser la diffusion du jazz au Club du Vieux-Colombier (à l’emplacement de l’actuelle salle de la Comédie Française) ou au Club Saint-Germain, au 13 rue Saint-Benoît, où il organisa un concert légendaire de Duke Ellington.
A force d’arpenter les rues du quartier au petit matin et de retrouver ses comparses intellectuels et artistes aux Deux Magots ou au Flore, celui que l’on surnommait le « Prince » de Saint-Germain, rédigea un guide touristique truffé d’humour sur son royaume « dont trois cafés et une église marquent les frontières » : le Manuel de Saint-Germain-des-Prés. Et pourtant, le prince se sentit-il chassé de ses terres ? Les prix littéraires du quartier ne le récompensèrent guère, ses romans publiés chez Gallimard firent des flops, Michelle Vian, sa femme, entretint un amour voué à durer avec Jean-Paul Sartre… Bientôt, « Bison » se réfugia à Saint-Tropez avant de s’établir sur les hauteurs montmartroises de la cité Véron. Il abandonna ainsi son royaume à celui qu’il considérait comme le « Patron », à savoir le chef de file des existentialistes.
Sonia Pavlik