Si tout le monde connaît Les Fleurs du mal, bien peu savent où elles ont vu le jour. Et si la Seine leur avait servi de berceau ?
Dans son édition de 1861, le Bottin mondain ne tarissait pas d’éloges sur le 19, quai Voltaire. Cet ancien hôtel particulier, aux fenêtres délicatement cintrées, était en effet « aristocratiquement » habité. On peut légitiment se demander si cet adverbe de noblesse correspondait bien au nouveau locataire des lieux, Charles Baudelaire, qui vint s’y installer en 1856. Une question qu’ont dû aussi se poser ses voisins, non sans inquiétude : n’avait-on pas vu un jour ce dandy se mettre à écrire en plein air, les cheveux teints en vert ? Pire, ne racontait-on pas qu’avec Balzac et Delacroix, dans des fêtes endiablées, Baudelaire dégustait du hachich en tartine, histoire d’accélérer son entrée aux paradis artificiels ? Sauf que depuis, Baudelaire s’est bien assagi. C’est à peine si l’on voit une dame, discrètement voilée, lui rendre visite. Mais il suffit qu’il l’appelle « maman », un soir sur le palier, pour que tout l’immeuble soit pleinement rassuré. Ah, ce Baudelaire est vraiment un bon garçon. Une véritable métamorphose ! Et oui, le lion s’est fait agneau, le débauché est devenu ermite. Il faut dire que le petit Charles connaît désormais un beau succès littéraire avec ses traductions des nouvelles d’Edgard Poe et que son éditeur, qui habite à quelques numéros, le presse d’en traduire d’autres. Voilà donc à quoi le nouveau Baudelaire passe ses nuits : à écrire ! Sauf qu’Edgard Poe ne l’intéresse plus et qu’à force de contempler la Seine de ses fenêtres lui est venue l’idée géniale d’une nouvelle poésie, où tout serait possible. Ainsi naquirent Les Fleurs du mal dont Baudelaire était certain qu’elles lui apporteraient une notoriété sans pareille. Il ne fut pas déçu. Quelques semaines à peine après publication, Charles se retrouva devant un tribunal, accusé « d’outrages à la morale publique ». Condamné, il devra censurer lui-même six de ses poèmes, considérés comme scandaleux. Une interdiction qui durera… jusqu’en 1949. Sidéré et humilié, Baudelaire se réfugiera auprès de sa mère à Honfleur. Il ne reviendra plus Rive Gauche et la Seine, désormais, coulera sans lui, ignorant que le petit Charles qui la regardait avec passion est, aujourd’hui, le poète le plus connu au monde.
Jacques Ravenne