Pour inventer un haut lieu de Saint-Germain-des-Prés, la muse de Prévert et de Boris Vian n’a eu qu’à suivre son instinct. Ou plutôt son manteau…
Le manteau a glissé sur la rampe et atterri au bas de l’escalier. Dévalant les marches pour le ramasser, Juliette tapote l’étoffe couverte de poussière et découvre une cave voûtée à l’abandon. Là, des tables et des tabourets vides, éclairés de petites ampoules de couleurs vives. Un endroit idéal, pense la jeune femme, pour faire de la musique la nuit sans s’attirer les foudres des voisins, toujours prêts à se plaindre de tapage nocturne. Nous sommes à Paris, rue Christine, en décembre 1946. Et la longue silhouette brune à la voix de velours ne manque pas d’arguments. Quatre mois plus tard, les propriétaires du Tabou, un couple d’anciens commerçants toulousains pourtant hostiles à ces intellectuels qui consomment des alcools américains, acceptent d’ouvrir leur cave.
Un garçon pâle, à l’humour glacé et au cœur fragile, est parmi les premiers à y jouer. Avec ses deux frères et un saxophoniste, il a fondé un petit orchestre, « les Grrr », et joue d’un instrument qu’il a lui-même inventé, la trompinette. Il s’appelle Boris Vian. Juliette, elle, récite des poèmes de Queneau et de Prévert, qui ont eux aussi adopté le lieu, délaissant leur ancien quartier général, le Bar Vert. À la sortie, il n’est pas rare que les noctambules soient arrosés par des voisins acariâtres vidant sur eux le contenu de leurs pots de chambre.
Pour entrer au Tabou, il faut montrer patte blanche. C’est le seul club du quartier à ne pas fermer à minuit, alors la foule afflue des clubs voisins. L’œil charbonneux, parfois menaçant, Juliette décide du sort des clients autorisés à descendre les marches. Malheur aux affreux ! Des couples s’y pressent : Montand-Signoret, Renaud-Barrault, Sartre-Beauvoir. Des célibataires, aussi. Parmi eux, Miles Davis, dont Juliette tombera éperduement amoureuse. Il voudra l’épouser à New York, mais elle restera mariée à Saint-Germain-des-Prés.
Au Tabou, l’état de grâce ne va perdurer que quelques mois. « Aucun des clubs qui suivirent n’a pu recréer cette atmosphère incroyable », reconnaîtra Boris Vian. Victime de son succès, la cave à zazous attire une clientèle de moins en moins sélect, s’égare en organisant l’élection de miss Tabou, accueille même des effeuilleuses. Dégoûtés, les habitués vont chercher un nouveau lieu où exercer leur folie créatrice. Ce sera le Club Saint-Germain, au 13 rue Saint-Benoît.
Gréco y laissera longtemps traîner son manteau.
Hugues Royer *
* Romancier et biographe. Dernier titre paru : Vanessa Paradis, la vraie histoire (Flammarion).